Le football professionnel fait aujourd’hui l’objet d’une forte marchandisation. En effet, les clubs de football adoptent des pratiques commerciales toujours plus sophistiquées dans le but de générer des sources de revenus supplémentaires : ventes de parts de capital à des investisseurs étrangers (en France, les six clubs de foot aux budgets les plus élevés sont désormais tous majoritairement détenus par des investisseurs étrangers) ; naming des stades (les trois plus grands stades de clubs de Ligue 1 portent le nom d’un sponsor) ; transferts de joueurs fréquents et pour des indemnités parfois colossales ; tournées promotionnelles dans les marchés émergents du football tels que l’Asie et les pays du Golfe ; flocage des maillots des joueurs en mandarin lors de matchs disputés pendant le Nouvel An chinois et diffusés en Chine ; mise en place de loges VIP dans les stades ; billetterie aux prix fortement différenciés selon le pouvoir d’achat et la disposition à payer des spectateurs…
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La fin du foot ? Retour sur un business qui dérange
Difficilement imaginables il y a encore 30 ans, ces pratiques sont aujourd’hui monnaie courante dans les principales ligues de football européennes. Mais l’expérience communautaire recherchée par les supporters de clubs peut-elle survivre à l’avènement du « foot business » ?
La logique communautaire
De nombreux supporters ne conçoivent pas leur relation au club qu’ils soutiennent en des termes purement marchands. Autrement dit, ils ne se considèrent pas comme de simples « clients » d’une organisation sportive qui leur fournirait, moyennant finances, un spectacle qu’ils espèrent être à la mesure de la somme d’argent dépensée. Leur rapport au club soutenu est plutôt régi par ce que l’on nomme en sociologie une « logique communautaire ».
Cela signifie que ces supporters se représentent le club auquel ils apportent leur soutien comme une « communauté » (en termes simples, comme un « nous ») dont ils se perçoivent comme des « membres » à part entière. Ce sentiment d’appartenance communautaire se manifeste notamment dans la manière dont ces supporters évoquent le club qu’ils affectionnent et les résultats sportifs qu’il obtient : ils en parlent généralement comme de « leur » club, de « leurs » victoires et de « leurs » défaites. « Nous avons gagné dans la douleur hier soir ! », peuvent-ils s’exclamer au lendemain d’un match remporté au forceps – à la surprise de leurs interlocuteurs non initiés au supportérisme, qui s’étonnent que l’on puisse s’arroger la victoire d’une équipe de football sans avoir foulé soi-même le terrain.
Cela dit, n’est pas pleinement « membre » d’un club qui veut. La logique communautaire exige des supporters qui y adhèrent de se conformer à une valeur cardinale : la loyauté au club. On ne peut légitimement considérer un club comme « le sien » qu’à condition de lui accorder une fidélité à toute épreuve. Faire défection à son club en période d’échec sportif ou, a fortiori, lui préférer un club rival sportivement plus performant, est vu comme une forme de trahison communautaire.
Inversement, rester fidèle à un club de sorte à pouvoir le tenir pour « le sien » offre au supporter animé par un esprit communautaire toute une série de gratifications psychosociales. Un fan loyal peut ainsi se prévaloir de sa fidélité auprès d’autres supporters acquis, comme lui, à la logique communautaire. En langage sociologique, il jouit d’une reconnaissance sociale auprès de son groupe de référence.
De plus, les jours de match au stade, un tel supporter peut éprouver le plaisir de se sentir « en communion » avec les autres membres de son club qui se trouvent réunis dans la même enceinte sportive que lui – à savoir les autres supporters, les joueurs, l’équipe dirigeante et le staff (il est révélateur à cet égard que les termes « communauté » et « communion » soient étymologiquement apparentés).
Ce sentiment d’appartenance commune transcende dans une certaine mesure les différences personnelles et socioculturelles qui peuvent exister entre membres du même club. Un supporter loyal tire également de la fierté des succès sportifs remportés par le club qu’il estime être « le sien » en vertu de la fidélité qu’il lui voue. La fierté de voir son équipe gagner des matchs et remporter des titres est ressentie comme d’autant plus légitime que les compétitions dans lesquelles celle-ci est engagée sont perçues comme équitables. En effet, il est plus aisé d’attribuer un succès sportif au mérite du club gagnant si l’on peut raisonnablement supposer que celui-ci n’a pas bénéficié d’un avantage indu vis-à-vis de ses adversaires.
La marchandisation du football perçue comme une menace pour la logique communautaire
Dans des recherches qualitatives en cours, nous étudions la façon dont des supporters de football mus par un tel esprit communautaire perçoivent et réagissent à la commercialisation croissante de leur sport.
Conformément à des enquêtes quantitatives menées auprès de fans de football – en Allemagne par exemple, près de 75 % d’entre eux jugent la commercialisation du football « excessive » – nous observons que la marchandisation du football est globalement mal accueillie par ces supporters. Cela s’explique principalement par le fait que ceux-ci y voient une menace pour les valeurs inscrites dans la logique communautaire à laquelle ils adhèrent.
Ainsi, les ventes de parts majoritaires de club à des investisseurs étrangers et le naming des stades sont souvent perçus comme des formes d’expropriation symbolique qui vont à l’encontre de l’esprit communautaire auquel ces fans sont attachés. Ces pratiques font qu’il leur devient plus difficile de considérer l’équipe qu’ils soutiennent et l’enceinte dans laquelle elle évolue comme « les leurs ».
De même, la mise en place de loges VIP et l’augmentation des écarts de prix des billets contribuent à une différenciation sociale au sein des stades qui peut faire obstacle au sentiment de « communion » entre spectateurs.
La multiplication et la banalisation des transferts de joueurs – qui font aujourd’hui généralement peu de cas de la valeur de loyauté au club qui tient tant à cœur à leurs supporters lorsqu’ils reçoivent une offre de contrat lucratif de la part d’un autre club – entrave quant à elle la construction d’un sentiment d’appartenance à un « nous » commun englobant les fans et les joueurs du même club.
Enfin, le libre jeu du marché a fait émerger au fil du temps une poignée de clubs qui se trouvent désormais en situation d’« hyperdomination » dans leurs championnats respectifs. Au-delà du fait qu’elle nuit au suspense des championnats nationaux, la concentration des moyens financiers et sportifs dans les mains de quelques clubs surpuissants écorne l’idée selon laquelle les compétitions nationales seraient encore raisonnablement équitables. L’impression de participer à une compétition équitable est pourtant nécessaire au développement d’un authentique sentiment de fierté chez les supporters des clubs qui en sortent victorieux.
Vu sous cet angle, il n’est guère surprenant que les supporters du PSG – dont les neuf championnats remportés depuis l’entrée au capital du fonds qatarien QSI en 2011 ne sont que logiques au vu des moyens financiers disproportionnés dont le club dispose à présent en comparaison de ses rivaux nationaux – focalisent dorénavant leurs espérances davantage sur la Ligue des Champions, compétition dans laquelle le PSG a l’occasion de se mesurer à des équipes dotées de moyens similaires.
Dissonance cognitive et résistances à la marchandisation
Si les supporters animés par un esprit communautaire se montrent globalement critiques de la marchandisation du football, ils sont toutefois comparativement peu nombreux à se détourner de ce leur club de cœur, y compris lorsque ce dernier met en œuvre des pratiques commerciales qu’ils désapprouvent.
Cela s’explique, en premier lieu, par l’idéal de loyauté auquel ces supporters sont attachés et qui leur procure, pour autant qu’ils s’y conforment, les gratifications psychosociales décrites plus haut. Mais le fait de maintenir, au nom de la valeur de loyauté inscrite dans la logique communautaire à laquelle ils adhèrent, leur soutien à leur club de cœur quand bien même celui-ci adopte des pratiques commerciales qu’ils perçoivent comme contraires à cette même logique, les place dans une situation inconfortable de « dissonance cognitive » : ces supporters savent qu’au travers du soutien qu’ils continuent d’accorder à leur club, ils participent, ne serait-ce qu’indirectement, à la corruption de la logique communautaire qui pourtant leur est chère.
Pour réduire cette dissonance cognitive, les supporters peuvent adopter un large éventail de comportements. L’une des stratégies est la désignation d’un bouc émissaire, en l’occurrence d’un club rival encore plus « commercial » que le sien et en comparaison duquel le club que l’on soutient apparaît sous un meilleur jour. En Allemagne, cette fonction d’exutoire est actuellement remplie par le RB Leipzig, un club créé en 2009 par l’entreprise Red Bull dans un but commercial assumé. Le RB Leipzig est aujourd’hui violemment critiqué et chargé de tous les péchés de la part des supporters des autres clubs de Bundesliga.
Une autre stratégie consiste à exercer une résistance à l’encontre de pratiques commerciales mises en place par la direction du club que l’on soutient. Cette résistance peut être active (à titre d’exemple, les supporters du PSG ont déployé en 2019 une banderole pour protester contre un projet de naming du Parc des Princes) ou passive (de nombreux supporters refusent tout simplement de mentionner le nom du sponsor accolé au nom du stade de leur équipe).
Des résistances persistantes et parfois insoupçonnées
Malgré cette résistance, il semblerait que les supporters s’accommodent au fil du temps de certaines pratiques commerciales – surtout lorsque celles-ci sont progressivement adoptées par un nombre grandissant de clubs et perçues comme indispensables à la compétitivité de leur club. À titre d’exemple, les réactions suscitées par les rachats de club sont aujourd’hui bien moins virulentes qu’elles ont pu l’être par le passé.
Alors que le rachat de Manchester United par le milliardaire américain Malcolm Glazer dans les années 2000 s’était heurté à de fortes oppositions, la récente reprise de Newcastle United par un fonds d’investissement saoudien fut même frénétiquement acclamée par bon nombre de supporters du club, qui se réjouissaient de la compétitivité retrouvée de leur équipe.
Pour autant, il serait faux de supposer que les supporters de football se résignent tout bonnement à la commercialisation de leur sport et se muent en de simples consommateurs. Diverses formes de résistance à la marchandisation du football persistent, et de nouvelles oppositions naissent parfois, y compris au sein de clubs que l’on aurait pu croire irrévocablement soumis à la logique marchande. Ainsi, parmi les spectateurs du RB Leipzig, un club pourtant créé de toutes pièces à des fins purement marketing, un groupe de supporters s’est formé qui cherche à insuffler un esprit communautaire à leur club et à lui conférer une identité dissociée de la marque Red Bull – au grand dam de la direction du club. Même les clubs qui forment le fer de lance du « foot business » ne sont donc pas à l’abri de mouvements protestataires issus des rangs de leur propre public.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
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